Ma cruauté débute ainsi : « Pour éclairer le cadavre que je te livre ce soir, Juliette, je dois reparler du rire. ». Cet incipit irruptif est annonciateur du procédé choisi par l’auteur, et moi j’ai pensé au Jean-Baptiste Clamence de La Chute d’Albert Camus. Notons dans l’incipit de Ma cruauté, le clin d’œil à l’ouverture d’un autre roman de l’auteur, La blessure la vraie , dont l’incipit est ainsi formulé : « Depuis vingt ans à vrai dire je n’ai plus cessé de rire. » Le rire donc, celui qui retentit tragiquement, plutôt celui du Joker que le rire insouciant et léger de qui regarderait un Tex Avery. Je suis sensible aux phrases d’ouverture de François Bégaudeau, elles promettent.
Si Jean-Baptiste Clamence de Camus se confessait auprès d’un homme rencontré dans un bar d’Amsterdam, ici, Paul, le narrateur du dernier roman de François Bégaudeau déboule sans prévenir chez Juliette. Juliette, celle qu’il aimait, mais à la fin c’en était une autre qu’il voyait, une autre rompue aux nouvelles modalités de l’ingénierie sociale. Juliette, celle qu’il élit comme auditrice parce qu’il la désapprouve. Celle chez qui il vient confier sa cruauté pour qu’elle l’encombre. Celle qui représente une époque qui engloutit l’art.
Et le roman se décline dans un flot continu, sans adagio, sans chapitres, un mouvement presto, voire prestissimo, dans un décor universitaire (presque) encore épargné par l’injonction de rentabilité. Ma cruauté est une version 2.0 du Le cours des choses de Fischli et Weiss, c’est un Internet rabbit hole dans lequel tout le monde tombe, et alors Tout est possible. Tout peut fleurir.
L’auteur s’amuse à Où est Charlie en disséminant dans son roman un professeur de français nommé Bégaudeau et un philologue nommé Francesco Pirlo. Il dépeint ironiquement le tableau d’une époque où la fiction offre un site à l’indicible ou l’inavouable, une époque inapte au secret, dans laquelle on jongle à longueur de journée avec nos comptes de réseaux sociaux costumés de nos risibles pseudos, une époque qui invente trois troubles par mois et qui ne sait pas vraiment déterminer si le désir est libre ou s’il est une pulsion ou une emprise. Le passage du roman décrivant l’infiltration de Paul sur le Forum de la faculté est particulièrement jouissif et tragi-comiquement réaliste.
Le style très écrit et virtuose de l’auteur, cette insolence littéraire, selon moi, confère toute son ironie au propos, une insolence plus rock & roll que celle de mon parfum éponyme à la fragrance de violette de chez Guerlain. Dans Ma cruauté, l’italique est généreusement distillé, pour bien nous signifier que ni l’auteur, ni le narrateur, ni le texte ne se veulent complices de cette rhétorique-là. Et d’ailleurs, Puisque la littérature est sans italique, quoi faire de ça ? Quoi en faire, c’est peut-être bien l’une des questions du dernier roman de François Bégaudeau.
La citation
« Je songeais à la réponse d’une amie dont je m’étonnais un jour qu’elle salive devant un acteur notoirement stupide. Justement, avait-elle lâché. Justement, avait-elle souri, et cet adverbe débonnaire ouvrait un monde. Justement était le bon raccord. Justement était le sas de conversion de la contradiction en logique, du malgré en parce que. Dans le justement tout était réconcilié. » page 232
Cher François Bégaudeau, je vous épargne l’avalanche d’émoticônes et le J’ai mais trop adoré !!! car voyez-vous, tout comme la Justine 2.0 de votre roman, je me mets des limites. Mais soyez-en assuré, le cœur y est !
« Sache que ce cœur exsangue
Pourrait un jour s’arrêter
Si, comme un boomerang
Tu ne reviens pas me chercher
Peu à peu je me déglingue
Victime de ta cruauté »
Serge Gainsbourg