« Lorsque j’écrivais, je m’aventurais à mon grand étonnement dans le monde au-delà du miroir de la réalité – ou plutôt de sa caricature « réaliste » […] » 1, voici ce que l’on peut lire dans Le matricule des Anges qui consacre un dossier à Antonio Moresco.
Il s’agit du roman de la rentrée dont j’attendais le plus. Je voulais de l’exigence… Exigeant, ce roman d’Antonio Moresco l’est assurément. Il ne peut se lire sans une lenteur presque méditative. S’affranchir du temps et de l’espace normés est indispensable pour pénétrer l’œuvre et vivre cette expérience littéraire singulière. Une expérience qu’il m’est difficile d’évoquer de manière ordonnancée car ainsi que le mentionne l’article, « lire Moresco, c’est accepter que les repères, les limites, la logique disparaissent au profit d’un réseau de correspondances inédites et sensibles » 1.
Le roman de sept cent pages relate trois moments de la vie du narrateur. Les années de séminaire, l’activisme politique et la vocation littéraire. Sur une base logique, on visualiserait un objet littéraire néo-réaliste se situant quelque part dans l’Italie post fasciste. Soit. On ne peut nier qu’il s’agisse bien de ces trois épisodes-là, mais plus les pages se tournent et plus on perçoit que se mêlent à cette réalité, une suite de visions dans lesquelles le lecteur entre, se détachant ainsi des repères rationnels d’une narration classique.
Il y a peut-être quelque chose de kafkaïen dans « Les ouvertures ». Un flux continu de situations absurdes qui ne s’interrompt jamais, allant parfois jusqu’à me mettre mal à l’aise. On embarque, sans savoir ni où on va, ni vraiment comment, et encore moins pourquoi. Molloy et compagnie n’ont qu’à bien se tenir ! Parmi les œuvres qui ont profondément marqué Antonio Moresco, se trouve d’ailleurs la Trilogie de Samuel Beckett.
Les cartes de repères spatio-temporels sont sans cesse brassées par l’auteur. Le jour ? La nuit ? L’heure qu’il est ? Où est garée la voiture ? On ne sait jamais trop. La lecture d’une page nous laisse penser que c’est le matin, à la page suivante la nuit est tombée. Il neige, quelques pages plus tard le narrateur constate que c’est l’été et se demande ce qu’il a pu faire entre les deux. Le temps s’accélère ou ralentit. Les personnages n’ont pas de prénom, mais un surnom. Une jeune fille surnommée Pêche et atteinte de strabisme, apparait, disparait, réapparait de manière évanescente dans les trois parties du roman, comme une vague de fraicheur fruitée dynamisant le fil narratif.
À propos de la linéarité du temps, l’auteur nous dit , « si on se sert toujours et uniquement de la présumée flèche du temps, alors tout s’aplatit de façon abstraite sur celle-ci et alors rien dans la narration ne peut vivre sa vie propre, respirer de façon ample. » 1
Antonio Moresco propose autre chose qu’une logique narrative dans le temps et l’espace. « Les ouvertures » est un roman de la perte de sens, de la perte de la logique et de la linéarité temporelle. Une lecture complètement à part dans le paysage de cette rentrée littéraire, un roman singulier qui s’offre toutes les libertés. Une lecture dont on sort jetlagué et heureux de l’être.
1 Le Matricule des Anges No 228 Novembre – Décembre 2021