« Les émotions » de Jean-Philippe Toussaint; scénarios et sentiments

Nous retrouvons le narrateur Jean Detrez dans « Les émotions », deuxième volet du cycle romanesque initié par Jean-Philippe Toussaint avec « La clé USB » dont l’excipit nous avouait l’incapacité dudit Jean à exprimer ses émotions, ne pouvant que les observer de l’extérieur. La quatrième de couverture de ce deuxième volet précise qu’il est temps d’en dire quelques mots et en tant que lectrice, je réponds positivement à l’invitation.

La méthode des scénarios

J’initie ma lecture et la narration est plutôt factuelle, sans lyrisme, dans un contexte où le père du narrateur vient pourtant de décéder. Il faut dire qu’on n’a pas affaire au jeune Werther, mais à Jean Detrez, qui s’occupe de prospective stratégique à la Commission européenne, que les blagues fatiguent et qui nous avait bien prévenus dans le premier volet que l’expression des émois n’était pas sa plus grande compétence. Le roman commence par une retraite de prospective dans un château, où les participants se réunissent une semaine durant, modélisant l’avenir selon la méthode des scénarios. Les travaux du groupe ne sont pas décrits sans ironie, citons le participant du groupe de travail James Gibbs, qui avait l’impression de participer à un jeu de rôle et qui invoque l’expression suspension of disbelief, la suspension volontaire de l’incrédulité. Un propos qui donne à la prospective stratégique un air de fiction. Jean Detrez sera durant cette retraite l’observateur des comportements des uns, des manies des autres, des égos et des émotions publiques non appropriées.

Emotions publiques et émotions privées

Selon ma lecture, le roman montre une sorte d’inversion des champs dans lesquels les émotions s’expriment plus facilement et sans pudeur. La retenue était l’attitude de mise dans l’espace public pour la génération du père de Jean Detrez, tandis qu’il débattait facilement avec son épouse dans la sphère privée, débats qui se terminaient régulièrement en engueulades. Cette retenue dans l’espace public laisse la place aux caricatures trumpistes et inversement à la maladresse, aux non-dits et la confusion des sentiments dans l’espace privé. Le couple de Jean et Diane, dont le roman sonne le glas, se forme, évolue et s’éteint sans feu ni flammes, dans un échange de maladresses, de non-dits et d’incapacité à communiquer. Le seul personnage qui échappe à l’incompétence émotionnelle, c’est Elisabetta, la désinvolte première épouse de Jean Detrez, une romaine simple, rayonnante, solaire, à qui on aurait joyeusement envie de dire Ciao Elisabetta, dai andiamo a bere un caffè piazza del Popolo !

Hors de l’espace hors du temps

Dans « La clé USB », Jean Detrez se retrouvait en Chine, momentanément déconnecté numériquement et sans moyens de contacter ses proches en Europe, une manière d’arrêter ou de retrouver le temps. Dans « Les émotions », avec le décès du père il est beaucoup question du temps qui passe, de filiation et tout comme dans « La clé USB », du contraste entre les prévisions et les imprévus. On lit alors ce joli moment de complicité entre Jean et son frère cadet Pierre, lorsque ce dernier, architecte en charge du désamiantage et de la rénovation du Berlaymont, siège de la Commission européenne, l’emmène dans un passage secret dudit bâtiment, un étroit souterrain au niveau – 5, où les deux frères désormais adultes se retrouvent hors de l’espace et hors du temps, comme deux enfants en expédition secrète au centre de la terre. Un moment teinté d’une joyeuse légèreté enfantine qui nous rappelle les livres d’Enid Blyton, que Jean-Philippe Toussaint cite d’ailleurs dans le roman.

Le premier volet nous parlait du métier de Jean Detrez, le deuxième de sa vie privée, on aimerait déjà savoir quel sera le scénario du troisième. Si vous connaissez un prévisionniste littéraire, faites-moi signe 😉

« Il y a toujours un moment, dans les relations amoureuses, où, même si on sait que nos corps vont finir par se rapprocher, qu’une étreinte va survenir, qu’un baiser ne va pas tarder à être échangé, on demeure dans l’attente, et rien ne se passe si on ne prend pas la décision d’agir. »

« Les émotions » Jean-Philippe Toussaint, Les éditions de Minuit