Le capital, c’est ta vie – Hugues Jallon : l’impossibilité de la fuite

Le capital, c’est ta vie, roman de Hugues Jallon, se présente sur un mode de narration pluriel, parcourant en alternance la genèse du néo-libéralisme, la violence de l’injonction de surperformance y associée et, comme une chute d’Alice dans le terrier, la déflagration psychique et physique du narrateur, progressivement engendrée par un monde qui n’est plus un monde. Un monde qui s’est transformé en un marché. On ne sait même plus si l’œuf a fait la poule ou l’inverse. « Et il faudrait aller de l’avant, encore et toujours ? » questionne le narrateur dans sa lutte contre les attaques de panique qui l’assaillent, et dans sa terreur permanente des suivantes.

Je est un autre

La narration s’exprime à la première personne dès lors qu’il s’agit de raconter les souvenirs et surtout de décrire de l’intérieur, le corps souffrant et les symptômes du narrateur. Elle passe au Tu, comme un double du narrateur, lorsque qu’elle prend en charge la parole du capital. Par le Tu, la voix s’extrait alors du corps, écho manipulé par le contexte et ayant enfilé sans désir le costume du capital, pour convaincre, arrimer le corps souffrant et lui souffler : « Ne t’endors pas, ne passe pas à côté, fais quelque chose de ta vie. » À d’autres moments, le Tu vire le costume et questionne le sens : « Et toi, qu’est-ce que tu peux bien valoir à la fin ? ». Dans ce monde, même l’humain doit avoir une valeur marchande.

J’allume

« J’allume une cigarette, je pense que ça me calme, … » dit le narrateur. À quelques grammes de THC près, il aurait pu chanter J’allume de Josman, dont les paroles du morceau ont accompagné ma lecture. Le geste d’allumer une cigarette revient plusieurs fois dans le texte comme une tentative désespérée de fixer l’attention sur quelque chose, de maitriser l’attaque de panique, de passer au travers de la vague et ne pas être aspiré par elle. Inspirer, expirer. La cigarette comme une planche de surf ou comme une séance de yoga. Un kit d’urgence à portée de main tremblante, pour ne plus entendre la déflagration d’un corps qui explose.

Kim Kardashian guidant le peuple

Eugène Delacroix n’aurait sans doute pas choisi Kim Kardashian pour modèle, lui préférant une muse à pilosité abondante des aisselles. Dans le roman, Kim s’érige en allégorie du capitalisme. Qualifiée par le magazine Forbes de Not bad for a girl with no talent  et virée par Prince de la scène où il l’invite à danser, parce que même ça, un soupçon de groove, elle ne sait pas faire, Kim incarne le Trop paradoxalement vide. La consécration de l’abondance créée pour qu’on la désire, et fondée sur le néant.

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Ainsi, le monde ne serait plus représenté que par des abscisses et des ordonnées. Un monde en deux dimensions, faisant fi des règles de la perspective pour représenter un espace en trois dimensions, établies à la Renaissance. Car pour produire ladite perspective il convient de placer un point de fuite vers lequel toutes les lignes fuyantes convergent. Deux dimensions, justement, c’est l’impossibilité de la fuite… Le capital c’est ta vie, jusqu’à en devenir fou.

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Car enfin comprendras-tu ? Comprendras-tu qu’il n’y a aucun endroit où aller ? Il n’y a pas de refuge, il n’y a pas de point où diriger ta fuite. Page 55

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Cette première lecture de la rentrée littéraire de janvier m’a complètement séduite. D’ailleurs mon double vient de me murmurer à l’oreille : Lire, c’est ta vie.
Cher Hugues, … Not bad for a writer with talent.

Le Capital, c’est ta vie, Hugues Jallon, éditions Verticales