Qu’importe le flacon

Samedi 1er décembre, je prépare mon carnet Moleskine, attrape ma besace et retrouve avec plaisir les adhérents du Cercle littéraire des écrivains cheminots pour un atelier d’écriture de deux heures rue Bénédit, au centre de Marseille. Marseille où le soleil revient enfin, après tant de jours pluvieux.

On commence par un petit tour de table. Les compères de la troupe de théâtre Corail sont présents, AlainQuiPite et PierrotLeFou prêts à dégainer le crayon gris, Dame J nous fait l’honneur de sa présence et nous apporte une corbeille de papillotes. La Prof de philo arrive en retard puisqu’il est philosophiquement notoire que le temps n’existe pas et Madame l’animatrice a quitté pour quelques heures la vie parisienne, afin de libérer l’écriture qui couve en nous. Et moi et moi et moi.

Premier exercice, première consigne. Un mot. Celui auquel nous pensons et qui représenterait les quelques mois entre le dernier atelier d’écriture et celui-ci. Je laisse mon inspiration errer, un mot vient, pas très gai. Je n’en veux pas, il revient. Je tente une diversion, il persiste. Mon expérience d’écrivante m’a souvent montré que, lorsque un mot ou une idée me choisit, il est vain de lutter, il s’agit plutôt de savoir ce que l’on en fait. Je garde donc le mot pas gai. Fort heureusement, il s’agit d’une entrée en matière, laisser les mots venir à soi. Je ne suis pas liée à lui pour toute la durée de l’atelier.

La deuxième consigne, sous ses airs régressifs, n’est pas si aisée. Un jeu de l’Oie d’images, un dé, faire avancer le pion et écrire un texte sur l’image où le pion s’arrête. J’ai du mal à mettre la machine à écrire en route. Pas assez échauffée. Les consignes suivantes me demandent moins d’effort, mon stylo est fluide, preuve que l’écriture est aussi une affaire d’entrainement, de gymnastique. Et le temps passe trop vite.

Les deux heures sont déjà largement écoulées, même dépassées. On aurait envie de rester, mais le TGV pour Paris est bien moins philosophe que notre adhérente prof de philo et n’attendra certainement pas notre animatrice. Il faut donc déjà se quitter, alors que nos stylos avaient trouvé les rails de l’écriture.

Avant de rentrer, je saute vite fait dans le métro, ligne 1, pour quelques achats de Noël en ville. Sortie Vieux-Port. D’habitude ça sent le poisson, mais en cette fin d’après-midi, sur la Canebière, la fragrance est moins organique. Les gaz lacrymo ont laissé une note plutôt chimique dans l’air, et moi, lunaire, tout absorbée par mes travaux écrits, j’en avais oublié qu’au Vieux-Port, se déroulait la manifestation des Gilets Jaunes.

Je m’engouffre dans la rue Saint-Féréol, c’est animé, mais pas de manifestants en vue, je file tout droit chez Sephora pour mes achats de Noël. Je vais en profiter pour me racheter un parfum, j’ai vidé la dernière goutte de mon flacon ce matin. La jeune vendeuse me conseille Paris de Yves-Saint-Laurent, on papote un peu, elle me dit « Il vous ira très bien et en plus c’est le parfum de ma mère ». Dites jeune fille, ça me rajeunit pas tout ça ! C’est à ce moment-là que le vigile nous demande de tous reculer et de nous placer au fond du magasin, le rideau de fer descend, nous sommes enfermés dans Sephora. Que se passe-t-il ? Durant quelques secondes, la panique m’envahit, et puis je saisis. Les casseurs, greffe indésirable des gilets jaunes, arrivent sur Saint-Féréol. La jeune vendeuse me dit Vous comprenez, s’ils rentrent, ils vont tout piller et pouvoir facilement tout casser. Avec tous les flacons qu’il y a ici ! Évidemment, je comprends.

Alors, nous voilà enfermés dans Sephora. La situation est quelque peu insolite. Il faut faire passer le temps, la jeune vendeuse me propose d’essayer un tas de parfums, nous testons les nouveautés, les grands classiques. Au bout de quelques tests olfactifs, mon nez commence à saturer. Et presque je titube, enivrée de toutes ces senteurs. On dirait que les flacons commencent à valser sous l’effet de l’enfermement, j’ai besoin d’air, les portes de secours à l’arrière du magasin s’ouvrent, les vigiles vérifient nos sacs et je me retrouve à l’extérieur. Je respire. Enfin, plus ou moins, car les gaz lacrymo ont laissé une trainée. Dehors, l’ambiance est apocalyptique. Je déguerpis, monte à la station de métro Préfecture, mon nez est toujours saturé de fragrances. Je ne me souviens même plus lesquelles, j’ai trop vaporisé, enivrée, c’est peut-être Gabrielle, mais qu’importe le flacon, …