Observer, analyser et écrire l’amour, entreprise difficile et périlleuse. S’y sont penchés, écrivains de tous courants littéraires, écrivants du dimanche, adolescents écorchés vifs, amoureux déchus, adeptes du journal intime, etc. La liste, tout comme l’exploration de cet éternel thème, est sans fin. Pour autant, peu réussissent avec autant d’acuité que Philippe Vilain, à capturer et nous restituer la complexité de ce sentiment; les intermittences du cœur proustiennes, les états successifs du sentiment amoureux naissant, jusqu’à son tarissement.
On pensera à Innamoramento e amore du sociologue Francesco Alberoni, un essai qui s’intéresse à l’état amoureux , on pourra faire un parallèle avec le célèbre phénomène de la cristallisation décrit dans De l’amour de Stendhal.
Mais du côté des romanciers français contemporains, le virtuose qui a, depuis vingt ans, fait de l’amour son art, c’est Philippe Vilain.
« La fille à la voiture rouge » interroge principalement l’imposture et le mensonge en amour. Dans ce roman inspiré d’une histoire réellement vécue par l’auteur, Emma Parker, jeune fille de vingt ans, s’invente une vie fictive. Six mois durant, elle construit son histoire avec le narrateur, un écrivain quasi quadragénaire, sur une base mensongère. Elle invente. Entre autres mensonges, elle raconte qu’elle soufre d’un hématome extradural qui à tout moment risque de lui être fatal. Emma Parker, être de fiction romanesque par excellence, avouera tout, « le mensonge inconséquent de la jeunesse qui expérimente ses limites » prend fin. Leur histoire d’amour résiste.
Philippe Vilain est assurément l’écrivain du sentiment amoureux. Mais à moi, lectrice qui roule dans une voiture noire de type utilitaire, ce roman livre une deuxième dimension. Certes la question de la différence d’âge dans un couple est centrale. Dix-neuf ans d’écart c’est, encore de nos jours, un schéma amoureux dérangeant. Mais au-delà de cette question liée au couple, Philippe Vilain offre un regard sur deux tranches d’âge. Les attentes, les projections. Qu’est-ce qu’avoir vingt ans ? Qu’est-ce qu’avoir quarante ans ?
Vingt ans : Emma Parker, étudiante en lettres à La Sorbonne, c’est une jeune fille de son temps, qui essaye des robes chez Zara, fait des tie and dye, mange des chips, abrège la plupart de ses phrases comme les enfants, sans les faire débuter par un sujet, dit C’est nuuuul », envoie par texto « tu fé koi de bo ? » et imite Brigitte Bardot dans la mythique scène du film Le Mépris. Elle est « aussi sérieuse qu’inconstante, aussi disciplinée que paresseuse, aussi organisée que désordonnée. » Elle dit aussi « J’ai trop de séries en attente ». Et rêve d’un mariage à l’église, en blanc, d’avoir des enfants avant trente ans, dans un vrai chez soi.
Quarante ans : Le narrateur, romancier in love gentiment moqué par ses amis, malgré un aveuglement amoureux quasi consenti, sait parfois garder un certain recul. Il a un passé, connu d’autres femmes, géré un vécu de transfuge de classe, publié plusieurs romans. Il s’interdit d’être jaloux, « de toutes les façons, il est impossible de lutter contre la naissance d’un amour. » Il est attendri, mais pas attiré par les efforts maladroits qu’elle fait pour lui plaire. Jusque-là, il ne s’est jamais engagé dans une relation au point de se marier et d’avoir des enfants. Cette fois-ci, il y aspire. Mais il sait déjà que lorsqu’elle sera indépendante, elle n’aura sans doute plus le désir de s’installer avec lui.
« Mytho, c’était le mot des vingt ans pour qualifier un mensonge inconséquent, destiné à agrandir sa vie, à faire un roman de son ennui. »
On espère que le narrateur aura, depuis cette expérience amoureuse, trouvé sa Stefania Sandrelli. Se dire qu’il vaudrait mieux ne plus vivre un tel scénario, ne plus se laisser berner par l’illusion de l’amour, fuir ce fatal processus semeur de trouble… Ne plus, … la question demeure, car ne plus aimer c’est quitter le monde sensible.
Un roman pour amoureux de l’amour, mais aussi pour filles ou garçons à la voiture noire.
« La fille à la voiture rouge » Philippe Vilain
Éditions Grasset, ISBN 978 2 246 86132 4