« l’amour » de François Bégaudeau : scènes de la vie conjugale ordinaire

Commençons par le titre. Pour nous parler d’amour, François Bégaudeau s’est affranchi de la particule stendhalienne et réserve son sujet à un amour sans pédigrée, celui entre Jeanne et Jacques. Un amour sans le grand A, en parfaite adéquation avec cette discrète typographie en minuscules des éditions Verticales. Il ne sera donc, dans ce roman, nullement question du concept de cristallisation développé par Stendhal dans son essai De l’amour. Il faut dire que les noms à particule, ce n’est pas trop le style de la maison Bégaudeau. Dans le nouveau roman de l’auteur, le cousinage est plus volontiers du côté de Sophie Letourneur et ses Voyages en Italie plutôt que du côté de  La Chronique de Bridgerton de Shonda Rhimes. Ainsi, l’air de rien, le titre l’amour annonce déjà une volonté de non distinction.

Les incipits de François Bégaudeau, je les affectionne tout particulièrement et les évoque souvent ici et ailleurs. Celui de l’amour ne fait pas exception : La première fois que Jeanne voit Pietro, c’est au gymnase où sa mère fait le ménage. L’auteur ne choisit pas d’écrire comment Jeanne trouverait Pietro. Franchement beau, ou franchement laid, ou comme ceci, comme cela. Le lecteur imaginerait alors déjà une suite romanesque, truffée de péripéties selon l’arc narratif prévalent. Il ne choisit pas non plus d’introduire Jacques dans cet incipit, mais Pietro qui ne sera qu’un amour imaginaire de Jeanne. Avec cet incipit, nous voilà immédiatement ancrés dans l’ordinaire et dans une classe sociale. Ce que l’auteur va raconter dans l’amour ne sera ni la passion, ni l’état amoureux, ni une crise, mais le non saillant de l’amour, qui se niche dans les petits riens d’une vie conjugale ordinaire.

Le roman commence en 1971, année de naissance de l’auteur, se dispensant ainsi d’ingrédients littéraires à la mode et d’accessoires hashtagués. Et ça nous fait des vacances. Avec une économie de mots et le sens de l’ellipse, François Bégaudeau choisit, tout comme Sophie Letourneur dans Voyages en Italie, une captation du réel. Jeanne et Jacques, malgré l’euphonie de leurs prénoms, ne seront pas les âmes sœurs du mythe d’Aristophane. Ils seront l’amour démythifié par les manches d’un anorak partagé. Un jour Jacques porte une chemise orange, Jeanne un pantalon orange. Un signe, mais de quoi ? Ils deviendront Jeanne et Jacques Moreau, mettant en commun une succession de moments ordinaires.

À la retraite, Jeanne s’inscrit au club de jeux de lettres. T’aurais pu être écrivain, lui dit un jour Aline.

– Peut-être mais pour raconter quoi ?

La phrase selon moi la plus elliptique du roman. Pour raconter quoi … vu qu’il ne se passe rien d’extraordinaire dans sa vie. Raconter que le sous-pull jaune c’est quand elle n’avait plus rien à se mettre ? Que Jacques aime les BD, elle pas trop ? Qu’à leur mariage, il manquait quinze chaises, il a fallu une camionnette et vite aller en chercher au club de belote ? Que le premier chien s’appelait Boule parce qu’on croyait que dans Boule et Bill, c’était Boule le chien, et puis le deuxième chien on l’a appelé Bill ?

En prenant la plume à la place de Jeanne, en se servant du discours indirect libre, c’est précisément ce que nous propose François Bégaudeau. Non pas de transformer l’ordinaire en extraordinaire, mais d’en faire une œuvre littéraire.

Telle est ma lecture de l’amour, le nouveau roman de François Bégaudeau, publié aux éditions Verticales.